Expert indépendant, auteur et conférencier, Frédéric Bordage a créé en 2004 le collectif GreenIT.fr qui regroupe les experts à l’origine des démarches de sobriété numérique et de numérique responsable. Rencontre à l’occasion de la sortie de son nouvel ouvrage “Tendre vers la sobriété numérique” paru ce jour chez Actes Sud.

Frédéric, tu es le pionnier en matière de sobriété numérique, comment est né ce concept ?

Nous avons créé la démarche de sobriété numérique il y a un peu plus de 10 ans après avoir pris conscience que le numérique est une ressource critique non renouvelable qui s’épuise inéluctablement. Pourquoi le numérique est-il non renouvelable ? Parce qu’il est fabriqué à partir de matériaux non renouvelables. Et quand on regarde les stocks qui restent, ce qu’on appelle les réserves rentables, les études, même si elles ne sont pas très solides, nous disent qu’on a entre 5 et 45 ans de réserves rentables pour les principaux métaux utilisés pour fabriquer nos smartphones et ordinateurs etc… Ce constat nous a « collés au plafond » ! Les pays occidentaux sont des junkies du numérique. Pour des drogués du numérique, c’est une sacré « claque » de constater que cette ressource aura disparu dans 45 ans. Si on nous enlève nos outils numériques maintenant et qu’on ne nous les rend que dans 90 jours, ça va être très compliqué pour fonctionner sans, même pour les moins accros d’entre nous… La civilisation humaine est directement et totalement dépendante du numérique. Nous devons donc anticiper la catastrophe qui se prépare – un sevrage d’une violence digne de Mad Max –  que d’autres appellent un effondrement. Cette prise de conscience nous a amenés à chercher des solutions. La plus logique et la plus efficace est tout simplement d’économiser le numérique. C’est une démarche qui, en parallèle, permet aussi d’alléger la charge mentale croissante induite par le numérique. Et puis économiser le numérique permet aussi de réduire dès aujourd’hui les impacts environnementaux. Mais le plus important c’est qu’en économisant le numérique, on se donne plus de temps. A l’effondrement nous préférons tou.te.s une transition sur trois, quatre, ou cinq générations qui donne la possibilité de glisser vers le monde de demain, qui sera inéluctablement low-tech, que ça nous plaise ou pas. Comme la high-tech est fabriquée à partir des ressources abiotiques dont les stocks sont en train de s’épuiser, inévitablement, demain, le monde sera plus low-tech. C’est toute cette réflexion qui a abouti à fait naître la démarche de sobriété numérique. il y a un peu plus de 10 ans. En fait, l’idée avait commencé à germer dès 2002 lorsque Pierre Rabhi s’est présenté aux élections présidentielles. Son discours sur la sobriété heureuse m’avait interpellé. Il est entré en résonnance avec  ces constats plus factuels pour proposer une voie alternative à une société qui surconsomme le numérique sans prendre conscience de sa valeur. Le numérique est vraiment symptomatique de notre surconsommation des ressources. D’ailleurs, en analyse du cycle de vie (ACV), l’indicateur d’impact le plus pertinent pour le numérique est sa contribution à l’épuisement des ressources abiotiques.

Comment définirais-tu la sobriété numérique ?

C’est un usage raisonné et raisonnable du numérique et donc, pour y parvenir, il faut aussi une conception sobre des services numériques. Les notions de raison et d’économie « de bon père de famille » sont au cœur de la démarche. J’ai envie de léguer du numérique à mes enfants pour qu’ils puissent se soigner, accéder à la culture, modéliser le dérèglement des climats, etc. Mais encore faut-il qu’il en reste !

Quels sont les leviers de sobriété numérique qui ont le plus d’impact selon toi ?

Très clairement, l’enjeu c’est « moins d’équipements qui durent plus longtemps ». Les deux  leviers sur lesquels on peut agir à titre individuel, au bureau comme à la maison, mais aussi à l’échelle des organisations, sont le taux d’équipement et la durée de vie des appareils. Or, la multiplication des écrans (2 fois plus d’écrans 2 fois plus grands en 15 ans à l’échelle mondiale) est absolument catastrophique en terme de bilan environnemental. Ca « flingue » tous les efforts qui ont été faits ces dernières années par les entreprises qui ont déployé des politiques Green IT. A l’échelle personnelle, on n’a pas loupé sa vie à 40 ans, si on n’a pas de montre connectée. Il faut jouer encore plus sur le levier de la mutualisation. Le smartphone est un très bon exemple, qui mutualise le lecteur MP3, l’appareil-photo numérique etc… On devrait faire la même chose avec les box fibre / ADSL dans les logements collectifs. En termes de durée de vie, nous devons prendre conscience que nous sommes le premier levier de l’obsolescence programmée quand nous refusons d’utiliser des équipements d’occasion ou reconditionnés. C’est critique de massifier le réemploi. Dans notre  plaidoyer auprès des pouvoirs publics, nous proposons depuis des années un ensemble de propositions concrètes pour massifier le réemploi. Cela va  d’une directive européenne réemploi, au passeport produits numériques, en passant par  une consigne obligatoire, et un contrôle technique obligatoire pour les équipements reconditionnés. On a carrément une boîte à outils prête depuis des années. Elle est indispensable pour permettre aux utilisateurs du numérique d’adopter un usage plus raisonné, plus raisonnable, plus sobre de cette ressource.

La France, sous ton impulsion et celle du collectif GreenIT.fr, est précurseur dans le domaine de la sobriété numérique, comment exporter ce modèle ?

Même si je suis à l’origine de la démarche, c’est le travail des centaines de contributrices et contributeurs du collectif qui fait la différence. Il y a beaucoup de belles personnes qui donnent un bout de leur vie pour faire avancer ce sujet. C’est grâce à eux que le sujet a avancé plus vite en France qu’ailleurs. Ca m’émeut sincèrement quand je regarde le chemin que nous avons parcouru ensemble.

La France peut en effet  « éclairer » le reste du monde sur ce sujet. C’est un atout pour la France en termes de compétitivité, en termes d’image, etc… La France va prendre la présidence de l’Europe bientôt, je sais qu’il y a des ambitions de la part du gouvernement français sur le sujet. Le problème, c’est qu’on est en France et que tout le monde tire la couverture à soi. Nous devons réussir à tous parler d’une même voix. J’espère qu’on va montrer au travers de start-ups françaises comme Weatherforce, dont les services numériques associent désormais high-tech et low-tech suite à une réflexion sur leur écoconception, que la sobriété numérique est un facteur de compétitivité. Pourquoi ? Parce que si le monde économique s’empare de la sobriété numérique au sens profond du terme, alors on change les modèles économiques, on commence à réellement découpler l’équation de Kaya. Du coup je pense que ça sera le meilleur moteur d’adoption de sobriété numérique à large échelle. Nous devons aussi montrer l’exemple avec des lois ambitieuses sur le sujet. Notamment concernant les aspects sanitaire de la sobriété numérique. C’est incroyable qu’en 2021 on accepte encore que les GAFAM pratiquent un « design de l’attention » en toute impunité. Ces mécanismes exploitent notre circuit de la récompense sur lequel nous n’avons aucune prise. C’est de la manipulation de masse !  Les GAFAM exploitent des mécanismes inconscients pour nous rendre accros au numérique, littéralement. Il faut qu’on légifère et qu’on montre l’exemple, et je pense que si on le fait d’autres suivront assez rapidement. C’est pour cela que j’ai co-fondé l’association (ouverture dans un nouvel onglet) Attention Hyperconnexion. Nous devons reprendre le contrôle.

Tu as écrit un premier livre pratique sous forme de lexique pour passer à l’action. Demain sort ton nouveau livre « Tendre vers la sobriété numérique » dans la collection « Je passe à l’acte » d’Actes Sud, une maison d’édition arlésienne très impliquée sur ces sujets qui est aussi à l’initiative du festival « Agir pour le vivant », comment est né ce projet ?

Tendre vers la sobriété numérique

C’est une rencontre avec Françoise Vernet qui a lancé la collection « Je passe à l’acte », chez Actes Sud.  Françoise est une personne très intègre, très investie, qui a envie de trouver des solutions et de nous aider à passer à l’acte plus vite. On s’est rencontrés lors de la présentation de mon précédent ouvrage, « Sobriété numérique : les clés pour agir », pendant la « quinzaine des possibles » à Rambouillet. Mon livre précédent est surtout conçu pour comprendre finement le sujet. Pour ce nouveau livre, j’avais envie de prendre le lecteur par la main et de le guider pas à pas , de lui proposer un mode d’emploi concis, ramassé, très grand public, qui se lise en deux heures, mais sur lequel on puisse revenir quand on veut passer à l’acte concrètement. Je n’aurai pas pu rêver une meilleure collection que « Je passe à l’acte ».

Pourquoi avoir choisi le terme « Tendre vers » dans le titre ? la sobriété numérique est-elle une utopie impossible à atteindre ?

Nous pouvons tou.te.s progresser pendant très longtemps sur le chemin de la sobriété. On tend vers la sobriété dans nos usages quotidiens, que ça soit le numérique, la voiture , etc. On progresse tous les jours. Jour après jour. Le terme « Tendre » désigne ce cheminement vers un usage plus raisonné et raisonnable du numérique. Cette démarche est un voyage riche, joyeux, mais aussi semé d’embuches. Ce livre, c’est en quelque sorte le guide du routard de la sobriété numérique ! Derrière le verbe tendre, il y a aussi l’idée de changer de posture. C’est un nouveau regard qu’on porte sur le numérique.

A qui s’adresse cet ouvrage ?

C’est un ouvrage grand public  qui permet à Monsieur et Madame tout le monde, sans aucune connaissance sur le sujet, mais qui est déjà plutôt convaincu, de passer à l’action. Je réassure sa démarche dans le premier chapitre qui s’appelle. « Pourquoi ? » Ensuite, n’importe qui qui lit le livre est capable de passer à l’action. J’espère que ce livre sera offert en cadeau de Noël. Le cadeau que tu mets sous le sapin en espérant qu’il va contribuer à faire progresser dans la vie les personnes que tu aimes. J’aime bien quand on me fait ce genre de cadeau parce que j’ai encore beaucoup de progrès à faire (rires).  L’autre cible, ce sont toutes les personnes qui connaissent déjà un peu le sujet et qui souhaitent faire le tri entre greenwashing et informations sérieuses. C’est critique de lutter contre le greenwashing ambiant. Avec ce livre j’ai donc l’ambition de permettre à tout le monde de devenir un acteur éclairé et plus ou moins militant. Nous avons besoin de relais qui portent une parole éclairée pour lutter contre le greenwashing qui devient dominant.

Penses-tu que les illustrations de Marie Morelle sont justement un moyen d’intéresser un plus large public ?

Franchement, c’était un vrai plaisir de travailler avec Marie. C’était très pro, mais aussi fun et joyeux. On retrouve ce côté décontracté dans les illustrations, et comme la sobriété numérique n’est pas, à priori, le sujet le plus fun de la terre, les illustrations de Marie apportent une respiration indispensable. C’était important que ces illustrations soient là pour dédramatiser le sujet, nous faire rigoler et prendre du recul. Mon éditeur m’a proposé plein d’Illustratrices et d’illustrateurs, et j’ai eu la chance que Marie accepte. Je suis quelqu’un de trop sérieux souvent, qui écrit des études très sérieuses, etc. Les illustrations de Marie apportent de la légèreté et de l’autodérision.

Que t’évoque la sobriété au sens large ?

Le bonheur. Même si je ne suis pas la personne la plus sobre de la terre, j’expérimente la sobriété dans ma vie quotidienne. Ce cheminement intérieur vers les bonheurs simples de la vie est un vrai rayon de soleil, une énorme bouffée d’oxygène.  Au quotidien, la sobriété t’amène à te concentrer sur l’essentiel, et donc ça libère une disponibilité mentale, c’est une posture qui simplifie le quotidien.

Dans ton quotidien tu utilises un Blackberry et tu as un ordinateur reconditionné, quels sont selon toi les gestes les plus sobres, ceux qui ont le plus d’impact ?

Au niveau du numérique c’est clairement le moins d’équipements possibles qui durent le plus longtemps possible. On peut être geek et lâcher son smartphone au bout de 2 ans, ce n’est pas grave à partir du moment où on lui donne une 2nde vie.

Les opérateurs téléphoniques continuent à proposer des renouvellements de smartphones avec toujours plus de gigas, comment lutter contre ce fléau ?

Nous avons fait des propositions dans le cadre de la loi REEN, la proposition de loi qui sera votée normalement en 2nde lecture au Sénat le 2 novembre prochain. Le modèle « réengagement 24 mois contre smartphone 5G à 1 euro » est catastrophique. Il y a un truc qui ne tourne pas rond dans ce modèle économique. Notre idée c’est d’imposer des seuils planchers :  par exemple, pour un smartphone reconditionné, on se réengage un an minimum, mais pour un smartphone neuf on est obligé de s’engager 36 mois minimum. Cela favorise le reconditionné et fait passer mécaniquement la durée de vie des smartphones de 2 ans à 36 mois. Il y a un autre sujet qui est la durée de garantie légale qui devrait être alignée sur la durée de vie réelle, c’est-à-dire 5 ans. Tout ça est lié aux mises à jour logicielles qu’il faut également rendre disponible au moins 5 ans, si ce n’est 10 ans.

Tu fais aussi partie du consortium NegaOctet dont le projet est en cours de finalisation, comment cela participe-t-il à la sobriété numérique ? Comment la mesure de l’impact des services numériques peut-elle contribuer à la sobriété numérique ?

Avec NegaOctet, c’est la première fois au niveau mondial qu’on dispose de facteurs d’impact vraiment solides, homogènes, à l’état de l’art mondial. C’est une avancée majeure qui va grandement faciliter la réalisation d’ACV, mais aussi permettre à tout le monde de quantifier les impacts du numérique de la même façon. Ce qui est crucial pour pouvoir se comparer et identifier plus facilement des bonnes pratiques. On va en reverser un certain nombre dans la Base IMPACTS® de l’ADEME, donc tout le monde pourra accéder à certains de ces facteurs d’impact gratuitement.

Quels sont tes autres projets ?

Je suis un militant très impliqué. Cela fait des années que je porte le sujet et le fait grandir, nous avons beaucoup de projets au sein de GreenIT.fr. Mais j’aspire à retrouver un peu de temps et souffler un peu et retrouver un peu de temps pour aller en montagne, voler (en parapente), etc.

Pour en savoir plus sur « Tendre vers la sobriété numérique » et trouver comment se le procurer, rendez-vous sur le site GreenIT.fr (ouverture dans un nouvel onglet) Tendre vers la sobriété numérique